Pas-châssés, rue de la Coifferie
Yann Stéphane Bisso
In extenso
14 juin — 26 juillet 2025
Au seuil de l’histoire, la mythologie. – Sadiya Hartman, À perte de mère
En collaboration avec Halle-Nord (Genève).
Avec le soutien de Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture et de la République et canton de Genève.
Après sa première présentation à Halle Nord (Genève) au printemps 2025, l’exposition Pas-châssés de Yann Stéphane Bisso, aujourd’hui accueillie à In extenso, se pare désormais d’un sous-titre : rue de la Coifferie. Ce n’est pas seulement parce que le lieu se situe littéralement sur cette rue, mais aussi parce que l’œuvre principale, Waves Patterns (2025), révèle une composition dans laquelle les cheveux sont au rendez-vous. Le motif de la peinture fait écho à la coiffure dite « wave » [vague], motif emblématique de coiffure afro. Présente dans les deux volets de l’exposition, la toile cristallise les recherches de l’artiste. À travers ses œuvres, Bisso développe une cartographie singulière où les repères sont faits de textures et d’objets du quotidien, qui sont autant de marqueurs d’identité, que de coordonnées affectives et culturelles.
Waves Patterns dépasse ainsi la simple représentation capillaire pour devenir un territoire liquide, une mer agitée chargée des mémoires de la traversée atlantique. Ce paysage aquatique ouvre une archéologie du présent, une quête de traces hantée par les vides de l’histoire – des silences actifs, porteurs de récits. Trois crevettes colorées viennent ancrer cette topographie dans un passé colonial, renvoyant à l’étymologie du nom « Cameroun » – pays natal de l’artiste – issu du Rio dos Camarões (la rivière des crevettes), nom donné par les colons portugais. La composition de la toile rappelle aussi celle du jeu du Ludo, qui se joue au hasard des lancers de dés. Comme l’écrit Saidiya Hartman dans À perte de mer – point de départ de l’artiste pour cette exposition, – ce que l’on nomme « histoire » résulte souvent d’un enchaînement arbitraire de récits, structurant un monde divisé entre gagnants et perdants – « à l’instar d’hommes réunis autour d’une table de jeu ». C’est cette tension entre jeu et mythe, entre mer et mémoire, entre coiffure et cartographie, que Bisso fait émerger avec une précision à la fois sensible et politique.
Dans l’exposition, trois paysages semblent s’entrelacer et coexister – l’un pictural, l’autre sculptural et le dernier sonore – évoquant une expérience diasporique à multiples strates, à l’image du métissage des symboles présent dans les œuvres. Chacun de ces paysages est traversé par une tension entre la perte et l’élévation, entre la disparition et ce qui demeure. Ils témoignent d’une quête, presque archéologique, d’un chez-soi introuvable, inscrit dans les empreintes du présent, traversé par les absences et les silences d’une mémoire postcoloniale. Cette quête prend forme dans la toile Faire-Part (2025) : au centre, un être-fleur aux éclats lumineux agit comme un symbole de fragilité et de deuil ; autour, des figures aux paupières closes. La composition révèle ainsi plusieurs dualités que l’artiste explore : entre ce qui est montré et ce qui est occulté, entre l’expérience collective et l’intimité du chagrin.
James Baldwin écrit : « On n’a pas de chez soi tant qu’on ne l’a pas quitté et, une fois qu’on l’a quitté, on ne peut plus y retourner », suggérant que le chez-soi n’est peut-être « pas un lieu mais une condition irrévocable ». Même si on y retourne, on garde la trace d’ailleurs traversés, habité par d’autres récits, d’autres gestes, d’autres langages. Ce sentiment affleure dans les toiles, lorsque l’artiste convoque un imaginaire tissé d’influences multiples pour faire émerger un langage visuel profondément hybride. La façon dont la lumière est traitée comme une matière sensible, presque spirituelle, dans ses peintures ramène au kaolin, ou l’argile blanche, utilisé dans les rituels Bulu, dans le sud du Cameroun. On le voit ainsi dans Des attentions flottantes (2025), où des éclats lumineux tranchés se détachent sur un paysage en devenir. Ce jeu de lumière éveille à la fois une expérience oculaire commune et les croyances d’une communauté où le culte des ancêtres structure l’invisible.
Des juxtapositions entre gestes précis et touches plus expressives traversent l’ensemble des toiles, témoignent de l’influence discrète mais profonde de la bande dessinée – un premier terrain de formation visuelle pour l’artiste. Elle reste une source vivante de formes et de narration : cadrages tendus, silences expressifs, rythmes éclatés et tensions entre brutalité et délicatesse résonnent dans sa pratique picturale. Dans Small Time Crush Away (5-1), réalisée en réponse à la perte d’une toile précédente, ces éléments prennent une forme nouvelle. Des masses sombres se découpent dans un fond clair et brumeux, composant un jeu de contrastes forts. En bas, une figure semble absorbée par ce flux de formes, comme prise dans une projection mentale ou une ombre intérieure. Il y a là quelque chose de l’ordre du flottement, de l’absence, et peut-être d’un moment suspendu après un bouleversement.
Non loin de là, un chariot de supermarché devenu fontaine ancre ces expériences immatérielles – bien que viscérales – dans une composition de textures issues de la vie quotidienne. Drapée d’une veste, la fontaine accueille une collection de satalas – théières en plastique omniprésentes en Afrique subsaharienne et utilisées dans des gestes du quotidien tels que la cuisine ou les ablutions. Ces objets détournés servent ainsi de réceptacles à la mémoire, autant qu’ils deviennent des marqueurs de la mondialisation. Dans la fontaine, des gouttes d’étain rappellent à la fois les pièces de monnaie que l’on jette avec espoir, et les larmes – symboles ambigus de joie, de chagrin, de douleur…Le paysage sonore créé par l’eau en mouvement de la fontaine se mêle à celui de la pièce sonore créée par 1000balles (Cryptical Waves, 2025). Émanant de la cave, la piste porte une voix qui décrit un rituel destiné à faire cesser la pluie. La tension entre le son constant de l’eau et le désir énoncé d’arrêter son flux révèle un désir perpétuel et insatiable qui traverse les œuvres, dans une oscillation aussi vertigineuse que berceuse. Ce mouvement se retrouve dans la performance Oscillo-battant de Debbie Alagen qui a lieu le soir du vernissage. À somme toute, dans une cave reliée autrefois à celle d’In extenso via le réseau qui chemine sous le centre-ville de Clermont-Ferrand, Debbie Alagen nous présente cette performance qui explore également la notion d’un « chez-soi », et la tension entre l’appartenance et la dissolution. Des pas-châssés et des mouvements de boxe sont rythmés par les textes qui traduisent précisément l’expérience des œuvres de Yann. Debbie y raconte une histoire de lignée dévoilée à travers une photographie : « On déterre les vivants qu’on a enterrés trop tôts / et on assemble les pièces entre elles, comme un puzzle / en espérant qu’en plissant un peu les yeux / on verra une image cohérente de sa généalogie apparaitre […] ». À travers les œuvres dans Pas-châssés, rue de la Coifferie, nous comprenons comment un plissement des yeux pour mieux discerner, ou un zoom avant et arrière sur un objet familier, nous permet de reconstituer davantage les mythes au seuil des histoires.
Yann Stéphane Bisso (1998, Cameroun) vit et travaille à Genève. Titulaire d’un Master en arts visuels de la HEAD Genève, il a exposé son travail dans plusieurs espaces d’art indépendants à Genève, CAC Genève, CAC Yverdon-les-Bains, En 2024 il est lauréat du Kiefer Hablitzel Spécial Prize et en 2023 il participe à Plattform23 à l’espace Arlaud à Lausanne ; il obtient dans ce cadre le prix d’art Helvetia.
Au cœur de son travail, Yann Stéphane Biscaut privilégie la peinture comme moyen d’explorer des questions identitaires et sociopolitiques. En s’inspirant notamment de la tradition picturale du paysage, il crée un univers onirique qui oscille entre mémoire et imagination, parfois peuplé de figures. Sa démarche interroge la construction de l’individu dans son interaction avec la communauté et la société, en mettant particulièrement en lumière les concepts d’hybridation et d’effacement.