Je danse pour ne pas pleurer

Insert n°2

02-2023

Il était inévitable que nous tombions sur un magasin d'articles de fête dans une zone industrielle de la périphérie d’une quelconque ville française, quelque part entre une station-service, un Botanic, un Made4baby et un hypermarché Auchan. L'enseigne verte et rose s'étale sur le flanc d'un entrepôt : « Fête ci Fête ça… ». Nous nous garons et sortons de la Clio 4, l'enseigne néon se reflète sur nos visages pâlissants d'envie.
En entrant dans le magasin, Florent se dirige directement vers le rayon des masques, ne jetant en chemin qu’un rapide coup d'œil à la piñata en tête de panda. Tout en complimentant leurs baskets, il rassemble autour de lui un groupe de client·es dans l’intention de les faire défiler bardé·es de ces déguisements. Une parade masquée éclate au fond du magasin comme un flash dance : un moustique chaussé de Salomon blanches, un poisson arborant des New Balance noires et vertes et un monstre aux mules Nike roses. Des caricatures du capitalisme font la fête dans l'allée 3.
Valentine regarde les poinçonneuses en forme d'animaux, similaires à celles employées pour valider les cartes de fidélité de Bubble Tea, tout en se laissant distraire par les voix qui parviennent à ses oreilles. De jeunes employé·es du magasin imitent leur manager en se moquant : « Faites ci, faites ça… nianiania ». Iels gémissent en se montrant leurs TikTok, avant de maladroitement dissimuler leurs miroirs d'auto-délire (téléphones) lorsque le manager sort de son bureau afin de s'assurer qu'iels crient bien « C'est du gâteau[1] ! » chaque fois qu'une transaction est complétée. Les yeux de Valentine brillent devant l'absurdité de tout cela, fascinée par la perfection avec laquelle iels jouent le rôle d'un·e employé·e de Fête ci Fête ça. Un véritable endoctrinement.
Quant à Églantine, elle commence à effleurer discrètement tous les objets emballés d’un étalage qui s'offre à elle comme une sorte de distorsion temporelle où chaque jour est à la fois Halloween, la Saint-Valentin et Noël. Analysant d'abord les techniques d'emballage, puis se questionnant sur le contenu de ces faux cadeaux, elle se rend vite compte qu'elle est en train de se laisser prendre au piège – la boîte emballée crée le désir. Elle s’enfuit alors afin d’explorer la section des papiers cadeaux et s'émerveille devant les centaines, non, les milliers de sacs et de motifs différents, parfaitement organisés dans des conteneurs en plastique. Un aperçu du désir et du fardeau que suscitent simultanément les possessions matérielles.
Nous nous regroupons tous·tes les quatre devant la nouvelle collection de doudous. Troublée, je songe à cette habitude qui consiste à s’attarder sur la mignonnerie d’une peluche quand elle atterrit dans nos mains : sa couleur pastel, sa taille de poche, ses yeux de petit chien battu qui font craquer, le message qu'elle transmet à sa·son propriétaire (récepteur·rice, la plupart du temps) – « je t'aime » ou, pire encore, « aime-moi » –, tous ces éléments qui font vibrer notre corde sensible et nous font dire "aww" , tout en nous forçant à ignorer ses drôles d’oreilles et à accepter que son nom soit Purple – juste parce que quelqu'un en a décidé ainsi – avant que l’objet soit finalement mis de côté, oublié, transformé en sex-toy pour chien. Le doudou incarne ainsi la « good life », ou formulé autrement, le traditionnel fantasme néolibéral. Un cadeau câlin qui peut être offert à un·e partenaire, un enfant, un·e patron·ne, un animal de compagnie – tous des ingrédients constitutifs de cette « bonne vie » – malgré l’évidente instabilité et fragilité du marché mondial dominant, inévitablement alimenté par l’achat initial de la peluche. C'est le symbole d'un optimisme cruel[2] avant que la fantaisie ne s'évanouisse dans la déception, la dépression, le cynisme…
La fantaisie et l'optimisme cruel se retrouvent autant dans des scénarios de fête qu’à travers les œuvres de Florent Dubois, Églantine Laprie-Sentenac et Valentine Traverse. Le magasin Fête ci Fête ça constitue ainsi un point de départ idéal afin d’explorer cette idée. Car dans un tel lieu, toute la complexité de ce qui est humain est dissimulée derrière des étalages bombés de paillettes, des emballages élaborés et des lumières clignotantes – et il en va de même dans le travail de ces trois artistes. Si le désir, la peur, l'évasion par le déguisement, la fiction, la fantaisie, l'extase et le risque de déception se glissent dans les recoins du magasin de fournitures de fête, ils habitent également les œuvres de ces artistes. La présence de l'excès, ainsi que sa critique, sont toujours en jeu.

Les dessins, peintures et céramiques vertigineuses de Florent Dubois débordent de couleurs et de lignes tremblantes comme des confettis qui vibrent et dansent autour de groupes d'adorables créatures. Pourtant, il arrive souvent qu'un ou deux personnages présents à la fête versent une larme, soient couverts de points de suture (Puppy Suture, 2020), ou regardent le·la spectateur·trice avec désapprobation ou peur. Ses œuvres troublent ainsi la signification esthétique, symbolique et culturelle de la mignonnerie, en enlevant sa valeur nominale et en révélant la vulnérabilité et la perversion qu'elle cache. Alors qu'un ver sans âme câline (ou attaque ?) un jouet singe (Violette, 2022), le mignon et le grotesque se mêlent, devenant presque interchangeables. « Il y avait une fois... une jeune fille seule et malheureuse à qui le sort semblait réserver une vie pleine d'amertume », peut-on lire dans le catalogue Chipie (2023) que Florent vient de publier, sur une note manuscrite scannée, cachée entre les visages souriants et pleurants de doudous et de fruits anthropomorphes. La promesse ainsi faite de soleil et d'arcs-en-ciel, de confettis et de fêtes, s'estompe lentement à mesure que l'on plonge dans l'univers plastique de Florent, l'Optimisme se dépouillant de son manteau pour révéler son nom : Cruel.

L’Optimisme Cruel apparaît de la même manière dans les œuvres de Valentine Traverse. Dessins, collages, sculptures, papier mâché, couches de peinture, objets trouvés (souvent des jouets, des paillettes, des gadgets en plastique) forment des univers kaléidoscopiques habités par des personnages à qui le destin semble de nouveau avoir réservé une vie pleine d'amertume. Bye! Le quartier où tout le monde s'en fout (2021) en est le reflet. Deux bâtiments surmontés d'antennes sont construits par un collage de papier recouvert de couches de peinture, qui dissimulent et révèlent à la fois une publicité d'une agence immobilière et une sorte d'échelle tarifaire (je pense de nouveau à la « good life », et à la façon dont elle peut être mesurée). Pris au piège dans l'unité de l'immeuble, un visage en pleurs avec un long nez, et, fuyant la scène, trois personnes-souris (ou doudous ?) qui s'en foutent complètement. D'autres êtres se retrouvent enfermés ailleurs dans ces univers régressifs. mauvais mauvais bon bon (2022) est une maquette architecturale en papier mâché construite de manière précaire à partir de couches de documents administratifs ; y apparaissent des mots désormais indissociables de notre paysage néolibéral (« Uber Eats »). Ce qui ressemble d'abord à un jouet se révèle être un piège lorsque nous regardons à l'intérieur et découvrons un visage renfrogné, incapable de s'échapper de cette réalité. Dans Vraiment (2020), un monstre bleu, lui aussi au visage triste, peint sur un sac en tissu, admet qu'il n’est « jamais dispo » (rappelant le titre de l'exposition dans laquelle il a été présenté pour la première fois : « Très occupé-es ») : un symptôme chronique de la « good life » (peut-on la considérer comme une maladie à ce stade ?).

Ce sac vient rappeler le bagage émotionnel que l'on emporte en naviguant ce monde à la recherche de la « good life » tout en étant confronté·e à l’Optimisme Cruel – ce qui nous amène aux œuvres d'Églantine Laprie-Sentenac. « Nous laissons nos sacs à ceux·celles qui n’en ont pas besoin nous prenons leurs sacs à ceux[·celles] qui vont en avoir besoin nous partons sans sac nous en trouvons un[3]… ». Sacs, valises, emballages, papiers cadeaux, matériel d'expédition et boîtes entrent en collision avec les objets qu'ils dissimulent dans les collages, sculptures et dessins d'Églantine, nous renvoyant à cette image beckettienne d'un monde marqué par l'accumulation culturelle (et émotionnelle), transmise de personne en personne, de génération en génération. Dans Stücke (2022), deux boîtes de film alimentaire sont enveloppées dans du papier recouvert de gribouillis aux lignes tremblantes (je pense à Charlie Brown). Les deux boîtes sont ensuite emballées ensemble avec le même film alimentaire, puis attachées et contenues par un fil de métal en forme de bretzel, ou d'étreinte chaleureuse. Si les œuvres de Florent et Valentine régurgitent souvent un excès de couleurs et de scénarios vertigineux, l'excès dans les œuvres d'Églantine se révèle dans les gestes et les motifs répétitifs. Les emballages sans fin, les formes ressassées (Valises, 2023 ; Unpack Paul Thek, 2023), et l'apparition régulière de jouets et d’images enfantines (des doudous, encore une fois), exposent l'oscillation sans fin entre le désir, la fantaisie et l'optimisme cruel – comme dans une vitrine parfaitement éclairée derrière laquelle des voitures dorées et argentées se livreraient à un jeu de catfishing, trompant le·la convoiteur·euse qui passerait devant en lui faisant croire qu'elles sont uniques, alors qu'elles ne sont que des représentations bon marché d'objets de désir (Garage, 2022).

Cette vitrine offre un retour nécessaire chez Fête ci Fête ça pour mieux comprendre le lien entre fête et optimisme cruel. Une fête est avant tout, bien sûr, un moment de célébration. Mais c'est aussi un endroit où l'anticipation accumulée peut être brisée – comme on l'entend dans le morceau « It's my party » de Lesley Gore (« c'est ma fête, je pleurerai si je le veux »), ou mieux encore, dans « Je danse pour ne pas pleurer » de Kim Harlow. C’est aussi un espace dans lequel l'on baisse la garde et où l'on danse, déchaîné·es, en entrant dans un état régressif de non-responsabilité pour lutter contre nos maux (aurais-je dû mentionner aussi « Histoire d'un soir » de Bibi Flash : « Ce soir on sort, on oublie nos galères, ce soir on sort on oublie tout » ?). Les fêtes sont donc des moments de vulnérabilité partagée, d'indécision, de lâcher prise, d'émotions débordantes, et des moments dans lesquels l'atmosphère régressive se déguise en espace de lutte.

J’appréhende les univers régressifs dans les œuvres de Florent, Valentine et Églantine de la même manière que je constate la nécessité de la fête en temps de crise (personnelle comme universelle). Placées côte à côte, Farandole de Florent, Black Hole d'Églantine et Voulez vous ? de Valentine révèlent une vulnérabilité qui devient lucidité, ou une hypersensibilité[4] à la profusion. La sculpture de Valentine prend la forme d'un distributeur de billets rappelant la difficulté de la prise de décisions dans un monde de chaos total, tandis que le collage d'Églantine joue avec le néant et l’abondance, et la peinture de Florent présente une série de personnages mignons et grotesques comme une carte d'humeur, ou un trombinoscope de fêtard·es. Les œuvres de ces trois artistes racontent la profusion d'émotions, de choix et de non-choix, de vides et de creux, qui rend l'optimisme, peut-être, un peu doux, mais, surtout amusant, malgré sa cruauté.

[1] À ma connaissance, il ne s'agit en réalité pas d'une politique de Fête ci Fête ça, mais j'aime l'idée qu'une société dont le nom est un jeu de mots oblige ses employé·es à parler également en jeu de mots pour afficher leurs performances de vente, tout en faisant référence à l'invité essentiel d'une fête (le gâteau). C'est aussi un clin d'œil au spin-off français de 'Nailed it', appelé 'C'est du gâteau', dans lequel des boulangers amateurs s'affrontent pour gagner de l'argent tout en échouant lamentablement à faire des gâteaux anthropomorphes.
[2] J’emprunte ce terme à Lauren Berlant, Cruel Optimism, Durham, Duke University Press, 2011. Selon
Berlant, il existe une relation d'optimisme cruel lorsque ce que vous désirez est en fait un obstacle à votre épanouissement. Elle explore la dissolution des objets/scénarios optimistes qui avaient autrefois ouvert l'espace au fantasme de la « good life ». Elle se penche ainsi sur la transformation – et les drames qui s’en suivent – de ce qui semble être un élément fondamental des relations optimistes que nous appelons « cruelles ». J’emploie ce terme ici car la pratique de chacun·e de ces artistes nous confronte à des fantasmes, et à leurs dissolutions.
[3] Samuel Beckett, Comment c’est, Paris, Les Éditions de minuit, 1961.
[4] L'hypersensibilité et la vulnérabilité partagée étaient des sujets explorés dans une exposition que j'ai organisée à monopôle, Lyon du 9 septembre au 15 octobre 2022, intitulée ('・_・`) et présentant des œuvres de Valentine Traverse et d'Églantine Laprie Sentenac.