Basile Ghosn : Occhiali da sole

Exhibition text

Galerie Virginie Louvet

November 2021

Basile Ghosn : Occhiali da sole [1]

« De gauche à droite, ainsi que sur une photographie, on reconnaît des morceaux de personnages célèbres mais qui, en fin de compte, ne sont là que pour contribuer à n'en faire qu'un.e - ou trois milliards – [la figure] interchangeable et sans nom, comme dans un photomontage. De pied en cap, [cette figure] interchangeable et synthétique porte les signes du temps : lunettes fumées, fils électriques, boots, fards, foulards, chants, accessoires détournés ou décalés, et surtout sa mort électronique et industrielle avec son maquillage, sa toilette, sa douceur, sa précision anonyme…[2]»

Le montage cut-up de paroles de chansons et de textes issus de la culture underground qui constitue le livre Rose poussière (1972) de l'écrivain marseillais Jean Jacques Schuhl, n’est pas sans rappeler la démarche plastique de Basile Ghosn. Dans un même esprit de do-it-yourself, l'artiste, basé à Marseille, crée des architectures énigmatiques, des ruines conservées derrière des plexiglas colorés et fumés. Les images proviennent de magazines de design des années 1960 à 1980, photocopiées comme si l’on avait passé l’architecture aux rayons-x [3], et forment des collages de structures qui paraissent tout à la fois comme les fragments et les piliers de villes imaginées.

Ces corps architecturaux fragmentés, conservés derrière des plexiglas plus ou moins transparents, plus ou moins teintés, révèlent la sensibilité de Basile Ghosn à l'environnement bâti ; une certaine attention à sa fragilité, aussi. Ce sont des structures ou des espaces abandonnés, des membres disproportionnés de pièces de design iconiques, qui se retrouvent isolés, superposés, sectionnés par du scotch. Ils sont là piégés, comme des êtres fantomatiques, traces d'une modernité virile fragilisée, et donc, réactualisée. Cet encastrement de corps architecturaux éclatés rappelle la série des Technological Reliquaries (1964-1967) de l’artiste américain Paul Thek : sculptures en cire hyperréalistes imitant des membres, de la chair et des organes en décomposition, offertes à la vénération dans des vitrines de plexiglas coloré ; contre-critique de l'art pop et minimaliste de l'époque. Il faudrait ainsi lire les œuvres de Ghosn comme des « reliquaires architecturaux » où opèrent à la fois la réappropriation d'une certaine plasticité visuelle (les vestiges du Pop) et la vénération du fragmentaire. Les mots “Afflict the comfortable, comfort the afflicted” (« Afflige le confortable, réconforte l'affligé·e ») [4] apparaissent sur une toile de Thek de 1985. D’une certaine manière, Basile Ghosn lui aussi afflige le confortable et réconforte l'affligé.e en défaisant ce que nous connaissons pour révéler ce que beaucoup ignorent à travers un regard renouvelé et sensibilisé qui déconstruit les régimes de contrôle des espaces architecturaux. « Tout ici défait maintenant », pour emprunter les derniers mots de Rose poussière de Schuhl [5].

Basile Ghosn travaille par montage et recourt à des outils et des techniques enracinés dans la culture underground. Le sentiment d’une certaine urgence à produire des images répétées et multipliées participe de cela et vise à créer ce que Robert Smithson décrivait comme « [un] panorama zéro [contenant] des ruines à l'envers [...] un endroit où les machines sont à l'arrêt, et où le soleil s'est transformé en verre... » [6]. La ruine à l’envers dans l'œuvre de Ghosn est celle du romantisme synthétique de la pop musique qu’il écoute, celle aussi du plexiglas qui teinte ses collages et met en lumière les structures qu’il fragmente avant de les reconstruire. Car les couleurs et la lumière sont les éléments intégraux de ce travail de reconstitution qui convertit la froideur du modernisme en une vision chaude et lumineuse de l’environnement construit. Comme dans la chanson italienne des années 1960 Occhiali da sole (Lunettes de soleil), à laquelle l’exposition emprunte son titre : « Si on enlève la couleur, la vie est une horreur »[7]. Quant au soleil, il se retrouve lui aussi piégé dans les œuvres, créant une frénésie rétinale à mesure que nous nous déplaçons dans l'espace.

« Il y a parfois d'illustres inconnu.e.s » [8]. Dans les reflets comme sous les surfaces en plexiglas des œuvres exposées, les silhouettes d’inconnu.e.s reconnaissables apparaissent. Comme dans les corps navigant dans les intérieurs modernistes d’Adolf Loos tels que les décrit l'historienne de l'architecture Beatriz Colomina, les spectateurs.trices des œuvres de Basile Ghosn sont à la fois « acteurs.trices et spectateurs.rices des scènes – mais détaché.e.s de leur propre espace. La distinction classique entre intérieur et extérieur, privé et public, objet et sujet, devient inextricable » [9]. Car « l'architecture n'est pas simplement une plate-forme qui accueille le sujet regardeur. C'est un mécanisme d'observation qui produit le sujet. Elle précède et encadre son occupant.e » [10]. Les corps architecturaux et les surfaces en plexiglas servent donc de paysages et de miroirs à travers et sur lesquels nous naviguons. La mise en lumière et l’effacement simultanés créent des tensions à la surface des œuvres et brouillent notre compréhension des corps – architecturaux et humains – et des couches d’images à l’intérieur des œuvres.

Tout comme observer les lunettes de soleil [11] de quelqu'un.e qui se trouve devant soi, à la recherche du regard qui s'entremêle au sien, Basile Ghosn défait la perception dans une superposition d'espaces physiques et imaginaires hantés par des figures fugaces enchâssées sous un halo de soleil.

1. « Lunettes de soleil » en italien. Emprunté à deux chansons du même titre : une du groupe français Balladur (https://www.youtube.com/watch?v=V-jE3rZ0DpA) et l’autre de Jonathan & Michelle (https://www.youtube.com/watch?v=-0dlEchvhYs)
2. Jean Jacques Schuhl, Rose poussière, Gallimard, 1972, quatrième de couverture.
3. Voir Beatriz Colomina, X-Ray Architecture, 2019.
4. Traduit de l’anglais : « Afflict the comfortable, comfort the afflicted ».
5. Schuhl, Rose poussière, p. 128.
6. Robert Smithson, “The Monuments of Passaic,” Artforum, December 1967, p. 50.
7. Paroles de la chanson Occhiali da sole traduit de l’italien de Jonathan & Michelle « Se togli il colore la vita è un orrore ».
8. Schuhl, Rose poussière, p. 67.
9. Beatriz Colomina, “The Split Wall: Domestic Voyeurism,” in Sexuality & Space, ed. B. Colomina, Princeton Architectural Press, 1997, p. 80.
10. Ibid.
11. Un clin d’oeil à « A place in the sun » (une place au soleil) titre de l'exposition personnelle de l'artiste en 2018 organisée chez Gérald Moreau à Marseille par Sans Titre (2016).

ENGLISH

Basile Ghosn : Occhiali da sole [1]

“From left to right, as in a photograph, pieces of celebrities to use in the making of one nameless, interchangeable [figure]– or three billion such [figures]– like a photomontage. From head to toe, this synthetic and interchangeable [figure] bears the signs of the times: tinted glasses, electrical wires, boots, rouges, scarves, songs, outmoded or misappropriated accessories, and above all [its] electronic, industrial death with [its] makeup, [its] outfit, [its] sweetness, [its] nondescript precision…[2]”

The cut-up of song lyrics and textual elements of underground cultures in Marseille based author Jean Jacques Schuhl’s book Dusty Pink (1972) is reminiscent of Basile Ghosn’s artistic practice. In a similar DIY spirit, the Marseille based artist creates enigmatic architectures; ruins preserved behind tinted plexiglass. Images from design magazines from the 1960s – 1980s or photocopied in X-Rays of architecture [3] to form collages depicting structures that are at once fragmented and pillars of imagined cities.

These fragmented architectural bodies preserved behind colored plexiglass of varying transparencies and tints reveal Ghosn’s sensibility to the built environment and a certain attention to its fragility. Structures that once, or never, were, abandoned spaces, disproportionate members of iconic design pieces find themselves isolated, layered, severed by duct tape, and entrapped as phantomatic beings, traces of a virile modernity fragilized and, in turn, rejuvenated. This encasement of bursting architectural bodies is reminiscent of Paul Thek’s series Technological Reliquaries (1964-1967) in which hyperrealist wax sculptures mimicked decaying limbs, flesh, organs, were venerated in colored plexiglass cases– a counter critique of the pop and minimalist art of the time. Ghosn’s works can thus be considered as two-dimensional “architectural reliquaries” with their reappropriation of a certain visual plasticity (remnants of Pop) and their veneration of the fragmentary. The words, “Afflict the comfortable, comfort the afflicted,” appeared on a 1985 canvas by Thek. In a sense, Basile Ghosn afflicts the comfortable and comforts the afflicted through an undoing of what we know as a way of revealing what many ignore through a renewed and sensitized perspective that deconstructs regimes of control in architectural spaces. “Everything here now undone,” to borrow the final words of Schuhl’s Dusty Pink. [4]

Basile Ghosn’s process is one of montage that borrows tools and techniques rooted in underground cultures with a certain urgency to produce repeated and multiplied images, to create what Robert Smithson could describe as “[a] zero panorama [containing] ruins in reverse […]a place where machines are idle, and the sun has turned to glass…” [5] The ruin in reverse in the work of Ghosn is one of a synthetic romanticism of the pop music he listens to and the plexiglass that tints his collages, highlighting the structures that he fragments before reconstructing them. Because colors and light are integral elements of this reconstruction that converts the coldness of modernism to a luminous vision of the built world. As the Italian song Occihali da sole (“sunglasses”) from which the exhibition gets its title goes, “If we remove the color, life is a horror.” [6] As for the sun, it, too, becomes entrapped in the works creating a retinal frenzy as we move within the space.

“There are sometimes illustrious strangers.” [7] In the reflections as under the plexiglass surfaces, recognizable strangers appear in the works exhibited. As architectural historian Beatriz Colomina describes the bodies that navigate Adolf Loos’s modernist interiors, the viewers of Basile Ghosn’s works are both “actors in and spectators of the scenes – yet detached from their own space. The classical distinction between inside and outside, private and public, object and subject, becomes convoluted.” [8] Because, “architecture is not simply a platform that accommodates the viewing subject. It is a viewing mechanism that produces the subject. It precedes and frames its occupant.” [9] The architectural bodies and the plexiglass surfaces serve thus as landscapes and mirrors through and upon which we navigate. A simultaneous highlighting and erasure creates surface tensions that confuse our understanding of bodies– architectural and human– and the layers of images in the works.

Just as searching in the sunglasses [10] of someone before you, seeking signs of their gaze that entangles with your own, Basile Ghosn undoes perception in a layering of physical and imaginary spaces marked by fleeting figures that radiate in the sun.

1. Italian for sunglasses. Borrowed from two songs of the same title: one by French band Balladur (https://www.youtube.com/watch?v=V-jE3rZ0DpA) and the other by Jonathan & Michelle (https://www.youtube.com/watch?v=-0dlEchvhYs)
2. Jean-Jacques Schuhl, Dusty Pink, trans. Jeffrey Zuckerman, Semiotexte, 1972, back cover. The original citation is rendered gender neutral here for the purposes of this text.
3. A reference to Beatriz Colomina’s book X-Ray Architecture, 2019.
4. Schuhl, Dusty Pink, p. 123.
5. Robert Smithson, “The Monuments of Passaic,” Artforum, December 1967, p. 50.
6. Lyrics from the song Occhiali da sole by Jonathan & Michelle. Translated from the Italian “Se togli il colore la vita è un orrore.”
7. Schuhl, Dusty Pink, p. 63.
8. Beatriz Colomina, “The Split Wall: Domestic Voyeurism,” in Sexuality & Space, ed. B. Colomina, Princeton Architectural Press, 1997, p. 80.
9. Ibid.
10. A nod to “A place in the sun”, title of the artist’s 2018 solo exhibition organized by Sans Titre (2016) chez Gérald Moreau in Marseille.