À contre corps : exposition des diplômé·es TALM Tours
exhibition
Lucas Baubry Lou-Hann Castanet Antonin Fournet Kaihua Liu Nathanaël Paineau Emma Sinani Hana Martinelli-Soncarrieu Basil Trasch
À contre corps
TALM Tours
14 au 27 septembre 2023
En considérant le travail d'un groupe d'artistes dont les pratiques se sont développées au cours de cinq années marquées par des crises mondiales successives, au sein desquelles les corps ont été amenés à constamment frôler le danger – pandémies, guerres, violences policières, catastrophes écologiques... –, une idée de Foucault résonne fortement :
« Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps n’est nulle part : il est au cœur du monde, ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine. [...] il n’a pas de lieu, mais c’est de lui que sortent et que rayonnent tous les lieux possibles, réels ou utopiques. »
Qu'il soit au centre d'un conflit ou d'un désir, le corps est le point zéro du monde. C'est à la fois à partir des corps et à travers eux que l'on raconte l'Histoire : toutes les pratiques sociales en sont issues. Pourquoi, dès lors, envisageons-nous ici un lieu « contre » le corps ? C’est par rapport à la double nature du mot « contre », qui suggère à la fois une proximité et une opposition ; « un mouvement vers, par opposition à un mouvement de sens inverse ». L’exposition « À contre corps » considère ainsi comment les corps se confrontent à des contraintes pour mieux les embrasser et les traverser, afin d'imaginer de nouveaux possibles. Chacun·e des artistes présent·es questionne des relations de pouvoir, les modalités de représentation, l'historiographie et les normes sociétales en imaginant une reconfiguration des corps – des corps humains et non-humains, mais aussi des corps sociaux et politiques.
Dans sa matérialité, la vulnérabilité et la force du corps commencent par la peau : le revêtement qui porte la marque des douleurs et des joies, une surface à la fois protectrice et pénétrable. Ainsi, l’exposition s’ouvre avec Sentir les larmes d’Hana Martinelli, une œuvre qui représente cet organe soigné et cicatrisé. Un grand tissu teint délicatement avec des plantes, donnant un aspect de chair translucide, avant d’être plongé dans un bain de javel dans un geste brutal et inattendu. Cette tension entre soin et violence rappelle l’idée du care négatif proposé par la philosophe Elsa Dorlin dans son livre Se défendre : il faut traverser la douleur pour arriver à la douceur. Plus loin, un tas d’ossements bien rangés nous attend (Hana Martinelli, Ossements, 2022-2023). Tirés d’un moule de pisse-debout – un objet conçu pour permettre aux personnes à vulve d’uriner debout –, ces objets représentent non seulement un corps vulnérable, mais aussi l’ossement d’un corps réimaginé.
Dans le travail d’Emma Sinani, la représentation de la pénétrabilité du corps nous met face à l'ambiguïté du rapport entre désir et violence. Des bouches, des sexes, des oreilles, et d’autres fragments des corps s’enchevêtrent à des objets issus des pratiques BDSM, nous rappelant que les relations sexuelles rejouant des rôles de pouvoir peuvent être l'inverse de la « vraie vie », libérant ainsi certains corps marginalisés à travers la jouissance (Emma Sinani, Sans titre, 2023).
Ces fragments et extensions du corps nous amènent à l’idée de se refaire le corps, une pratique ancienne – maquillages, tatouages, piercing, musculation ou même des chirurgies – qui témoigne d’un désir pleinement humain de se libérer de ses limites. Dans les œuvres respectives de Nathanaël Paineau et Lou-Hann Castanet-Bihan, les visions idéalistes des corps sont confrontées à travers des approches burlesques et humoristiques.
S’appuyant sur son addiction au culturisme, Nathanaël Paineau emprunte des formes issues de la salle de sport afin de rendre inutiles certains outils destinés à sculpter le corps, créant ainsi une certaine frustration et une limitation à un besoin. La fonction principale d’une cage à squat est arrachée lorsque la barre se retrouve figée dans des anneaux soudés fermés (Nathanaël Paineau, Cage à squat, 2023). Des boîtes de conserves qui rappellent l’alimentation d’un bodybuilder – un régime hyperprotéiné – compressées par l'artiste font office de poids dans la sculpture, pointant du doigt ainsi des règles auto-imposées pour celleux qui pratiquent le culturisme.
« En essayant de contrôler, de façonner mon corps à l'aide des outils et des méthodes calculés du culturisme, et à maintes reprises, en suivant ces méthodes et en échouant, j'arrive à rencontrer ce qui ne peut être définitivement contrôlé et connu : le corps ». Cette phrase de l’autrice Kathy Acker qui a elle aussi été addicte au culturisme montre donc une certaine frustration avec les limitations de se refaire le corps, des limitations qui peuvent être poussées à d’autres extrêmes, comme en témoigne le travail de Lou-Hann Castanet-Bihan.
À l’image des « body extensions » de l’artiste Rebecca Horn, Lou-Hann Castanet-Bihan travaille à partir de son propre corps feminin pour en refaire un nouveau. Une performeuse avec des seins rebondissants et une autre avec des longs doigts se baladent lors du vernissage, mettant en scène à la fois une expansion du corps et, en même temps, les possibles contraintes qui en découlent. Des vidéos montrent ensuite des corps fragmentés, contraints et immobiles (Lou-Hann Castanet-Bihan, Buste en bord de Loire et Jambes en bord de Loire, 2022). L'artiste s'appuie sur ses expériences dans le milieu du cirque pour tromper le·la spectateur·rice comme le ferait un·e magicien·ne.
Et quel est le tour le plus impressionnant du·de la magicien·ne ? Celui dans lequel le corps disparaît. Dans les œuvres de Kaihua Liu et d'Antonin Fournet, le corps est en effet absent, mais néanmoins omniprésent. Le travail de Kaihua Liu s’inspire du balcon et de la famille chinoise, et comment cette dernière est à la fois contrôlée et protégée par le premier. Dans son travail, le cadre du balcon se répète non seulement comme une grille moderniste froide qui renforce un symbole visuel de solidité et de restriction, mais aussi comme support : l’artiste y ajoute des matériaux doux et des couleurs lumineuses afin de montrer la puissance de la douceur des corps qui sont affectés par ces cadres – et qui, réciproquement, les affectent.
Antonin Fournet, quant à lui, nous plonge dans un univers rappelant un avenir dystopique et pourtant palpable : un avenir dans lequel l’environnement hostile ne témoigne que de peu, voire pas de signes de vie, à l'exception de quelques vestiges. Des bonsaïs ponctuent ses installations où le plastique et le polystyrène se confondent, dans lesquelles des traces de vie se mêlent avec l’artificiel dans une spéculation sur l'avenir du monde que l'humain a créé (Antonin Fournet, Apocalypse d’un nouveau monde, 2023). Il ne faut pas oublier pourtant que « le péril ne concerne pas seulement les conditions de survie des corps biologiques, mais aussi et peut-être plus profondément, les corps dans leur capacité à affecter et à être affecté, à se laisser toucher dans l'expérience d’un monde. »
Notre expérience du monde est souvent encadrée par des corps gouvernants, des systèmes du pouvoir. Basil Träsch, comme Lucas Baubry, questionnent ces systèmes et ces histoires sociétales, tout en proposant la destruction de ces derniers pour mieux penser autrement. Afin de relever des histoires méconnues dans des contextes politiques, Basil Träsch travaille tel un archiviste qui puise dans des documents afin d’en extraire des récits qui ont échappé à la lumière publique. En effectuant des tirages photographiques, Basil Träsch prépare sa matière pour tisser des images des sites sur lesquels une forme de violence s’est produite (Basil Träsch, Faire vivre le site au présent sans renier le passé (Teufelsberg, Berlin), et Du bruit contre la guerre (Saint Pétersbourg, Russie), 2023). Des documents d’archives contribuent à rendre visibles ces histoires marginales. Accompagnant ses images, des textes sont écrits par l’artiste afin de donner un corps langagier aux histoires. Ainsi, la destruction en même temps que la reconstruction des images et de l’Histoire inspirent des nouvelles manières de penser.
Lucas Baubry, quant à lui, se réapproprie des actualités fracassantes dans une pratique anarchiste à l’esthétique punk pour pointer du doigt l'absurdité de notre société. Inspiré par les plans hallucinants d'une ville intérieure futuriste qui s'étendra sur 170 kilomètres de long et dans laquelle habiteront 9 millions de personnes, de corps, en Arabie Saoudite, l'artiste a créé La ligne (2023) – empruntant le nom de cette ville du futur – qui ressemble à un tombeau : peut-être une manière d'évoquer la fin de l'humanité telle que nous la connaissons, une humanité qui se retrouverait piégée, jusqu’à sa fin, dans l’antre d’une architecture virile ?
Bien qu’une vision pessimiste pourrait peut-être se dégager de ces pratiques qui adressent des notions de violence dans une société en déclin, il faut surtout se réjouir de voir des artistes aussi engagé·es et ancré·es dans leur temps. Former, durant cinq ans en école d’art, une promotion, est aussi fonder un corps commun, mû par une somme d’affects, de complicité, de souvenirs communs, voire de rivalité. Dans son livre Dysphoria mundi sur la transition planétaire en cours, Paul Preciado écrit, en s'adressant à une jeune génération : « Alors que je tremble, au milieu du désastre, je suis envahi par l’optimisme le plus radieux. Car même si certain·es diront qu’il est trop tard, le déplacement, la fuite et la sécession des formes dominantes du capitalisme mondial ont déjà commencé. » Ainsi, dans un monde qui a vénéré des systèmes oppressants, la seule issue serait, peut-être, des corps déviants et utopiques, comme ceux imaginés par les artistes ici présent·es.